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EXTRAIT DU LIVRE : L’INDICATEUR DES CHEMINS DE FER, 2001

mardi 27 janvier 2004, par pascal Samain

Prologue

... oui, je me souviens de notre rencontre.
Oui, je garde cet instant magique en mémoire.
Oui, ton apparition m’a poursuivi.
Non, nous ne nous sommes plus quittés.
C’est un dimanche matin. Je me balade au marché. Je soupèse des légumes pas trop frais, les fruits ne me convainquent pas plus. Je vais revenir bredouille. Mon regard vaporeux et vulnérable se tourne vers toi. Tu es là , à l’étal d’un marchand de fournitures scolaires, tu es là , plat, épais, avec tes anneaux et ta couverture brunâtre. Je ne vois plus que toi. Le vendeur, qui m’a repéré, me lance :
- Ils sont pas mal ces cahiers, non ? Je les vends sans bénéfice, pour une coopérative d’un pays du Sud. Papier recyclé, beige, doux pour les yeux, garanti sans chlore, et vous faites un geste en les achetant. Allez !

Alors je t’ai adopté, toi et tes deux petits frères bronzés, ensemble sous votre poche foetale de plastique transparent. Je ne voulais pas détruire une si belle fratrie. Non. Et puis surtout je voulais faire un geste : me sauver la vie. à‡a oui.

Car suite à un révoltant dysfonctionnement du réel, je viens d’acquérir une petite bicoque dans une province reculée, moi dont la principale propriété est justement de n’avoir aucun instinct de propriété. Le bureau où j’officie est demeuré à la Capitale. Dès le lundi matin, je ne l’ignore pas, je serai condamné à la double peine : exil lointain, obligation de me soumettre à un aller-retour quotidien entre mon lieu de relégation domiciliaire et mon lieu de gagne-pain. Je n’en dors plus. Je me balade sur le marché. Et si, afin de supporter l’exiguà¯té de cette cellule mobile qu’on appelle « wagon », je prenais l’initiative de me transformer en INDICATEUR DES CHEMINS DE FER, de mener de discrètes observations du banal ferroviaire et d’INDIQUER ce qui se passe dans un train où, j’en suis sùr, rien ne se passera jamais ?

Mon Cahier, mon Cher Cahier, tu deviendras mon compagnon de galère. Je ferai provision de stylos. Plusieurs amis prévenants ont tenté de m’encourager : - Ah, tu verras, il s’en passe des choses, dans les trains !
J’en doute. Le cachot sur roues, c’est une oubliette, et je serai comme le navetteur au masque de fer, abandonné de tous, mis à l’ombre puisque preuve vivante des dysfonctionnements du réel. Oui.

... mon Cahier, mon Cher Cahier, je me souviens de mon premier trajet. C’est l’hiver, il fait frisquet. J’attends mon train, mon premier train, ma première navette.
J’attends ? Non.
Je suis en fait dans l’expectative.
Le train, mon train, mon premier train arrive à quai. Rouge foncé, avec des bandes blanches peintes en oblique sur les flancs, et un logo censé représenter la vitesse, le mouvement, la volonté. C’est un train à étage. Je m’installe au rez-de-chaussée. Le convoi remue, je te serre contre mon coeur, mon Cher Cahier... Je repense à cette phrase échappée de je ne sais plus quel ouvrage du célèbre professeur Laborato : « Ce qui est facile pour un rat dans une cage est beaucoup plus difficile pour un homme en société. »
Oui... mais...
Mais ça m’avance à quoi d’avoir lu les oeuvres de Laborato ?
La navette commence, la navette commence vraiment.
A l’étage supérieur, un groupe de détenus martèle le sol et chante des chansons cochonnes. Les hommes rient, les femmes hurlent, parmi eux un leader entretient l’ambiance, sa voix porte loin alors les autres s’esclaffent. Voilà donc qu’il se passe déjà quelque chose dans l’un de ces trains où je pensais que rien jamais ne se passerait. Une phrase me revient en tête, échappée de je ne sais quel livre du célèbre mystique Kriznaboutii (que je l’ai lu et relu à la verticale, à l’horizontale, jamais en diagonale) : « Attention, lorsque je dis l’homme, les hommes, cela inclut aussi les femmes, alors ne vous fâchez pas. »
Non... mais...
Mais ça m’avance à quoi d’avoir lu tous les discours de Kriznaboutii en français, en anglais, et d’avoir suivi des cours d’hindi ?

Mon Cher Cahier, je suis en train de jeter les bases de mon boulot d’Indicateur, oui en train. On entend du verre qui se brise, ma fenêtre se couvre d’un liquide gras : les gais lurons du premier balancent leurs bouteilles vides au dehors... On traîne des casiers de bière. Dans quel cul-de-basse-fosse suis-je tombé ?

La navette entre dans la capitale.
L’Indicateur descend, il se dirige vers le métro. Tout au long de ces longues années qu’il pourrait appeler
ses « années de train », sera-t-il réellement cet « Indicateur » ? Est-ce lui qui prendra le train ou un double qui croira être un homme qui décida un jour de noter ce qui se passe quand il ne se passe rien dans un train où rien ne se passe ?


1. Les billets n’ont pas d’odeur

Ce soir-là après le boulot, l’Indicateur des Chemins de Fer médite sur l’article 9, c), page 14 des Conditions générales de la SNTT 1 pour le transport des voyageurs et des bagages accompagnés : « Peut être exclue du voyage la personne qui, par son comportement ou son état, pourrait incommoder les autres voyageurs ». Quand le train de 17h34 en retard arrive enfin.
Ce soir-là , les places libres sont rares. Le convoi est sold-out comme pour le concert unique d’une vedette unique. « Sauf qu’ici, pense l’IDCDF, le spectacle manque d’audace : les figurants trop statiques, la chorégraphie endormante, la partition répétitive et les ouvreuses un peu sèches, tout concourt à faire de la navette une mise en scène de la plus douteuse avant-garde. »
Attendre le train, attendre d’arriver chez soi, attendre que le semi-direct cède la priorité au TGV, attendre debout qu’une place assise se libère, ça n’étonne plus personne depuis qu’un célèbre personnage de théâtre s’est en son temps fait trop attendre.

Le train s’arrête dans une gare, un espace se vide sur le coin d’une banquette : l’IDCDF s’y précipite.
Alors une odeur acide, humide et persistante lui monte aux narines. C’est le petit bouquet du navetteur en été... Aaaah ! Ce soir-là , le compartiment fleure bon l’aisselle. Déjà un goùt de voyage ! Le train ça vous emporte, d’accord, c’est la publicité qui le dit, mais... dans cet espace prévu pour recevoir vingt-quatre passagers et qui ce soir-là héberge vingt-quatre passagers effectifs augmentés de quelques suppléants, pas un seul n’envisage d’ouvrir une fenêtre !

L’IDCDF par le passé avait pu vérifier l’existence de ces wagons fumeurs où les fumeurs fument beaucoup, sans aération aucune, pour ne pas perdre une cendre de leurs cigarettes, pour appliquer la fameuse règle de physique, non, de chimie : « Rien ne se gagne, rien ne se perd, tout se transforme en cancer généralisé. » Il découvre à présent le cas du wagon non-fumeurs où le non-fumeur ne cherche pas à renouveler l’air non plus, malgré la chaleur. Les navetteurs détenus dans le train de l’heure de pointe chérissent leur enfermement, ils le cultivent, ils se méfient des paysages traversés. On dirait qu’ils évitent le fugace spectacle du monde qui défile. Ce soir-là , les prisonniers roulants se soùlent de leur propre transpiration. Ces « sweatholics » sont exactement et tacitement tombés d’accord pour se barricader. Ou bien la vue des champs, des oiseaux et des routes leur rappelle-t-elle leur statut de taulards ferroviaires ? Il faut couvrir l’odeur de foin coupé. Il faut contrer les parfums de la vie extérieure. Le train de l’heure de pointe, c’est vraiment le long convoi du néant, une parenthèse de l’espace-temps, un trou noir, une mort quantique, le cantique de la mort...
Non ?

La locomotive s’arrête. Les portes s’ouvrent. L’IDCDF se lève, sort, renifle la fraîcheur. Ici, la pluie tombe et l’atmosphère chargée d’eau dissout toute velléité de pensée.
L’Indicateur oublie déjà de réfléchir.
Il voulait dominer le réel ferroviaire, se venger de la navette en indiquant ce qui se passe dans un train où rien ne se passe. Il vient de purger sa peine quotidienne mais ignore toujours ce qui se passe quand il ne se passe rien.
Guide du voyageur


5. Calcul infinitésimal accompli

A travers les vitres souillées du bureau où il officie, l’Indicateur aperçoit un soleil clinquant dans un ciel cobalt. Pieds nus sur la table, ordinateur en écran de veille, jambes allongées, téléphone verrouillé (code 42, pour remettre en fonction former # 0 handsfree), la tête ailleurs, il rêve... Tableau typique de l’employé administratif, dirait-on, qui tâche en gros d’échapper à la tâche. Il pense aux dernières vacances ? Non, il pense déjà au 16h27 ! Après la journée de travail vient le 16h27 ! Le soleil baisse, la lune est trouée, et comme le précise l’article 18, §1, page 19 des Conditions générales pour le transport des voyageurs et des bagages accompagnés : « La carte train se compose d’une carte-mère plastifiée et d’un billet de validation correspondant »...

La galère ferroviaire est un châtiment aléatoire. L’IDCDF fait le légume dans la navette, oui, cela dure depuis sept ans et quelques mois, oui. à‡a va durer encore longtemps ? Comment savoir ? A la déchéance de l’exil dans une lointaine province, à la dégradation de l’aller-retour quotidien, s’ajoute l’incertitude temporelle. A long terme : ça va durer encore longtemps ? A court terme : le train sera-t-il en retard aujourd’hui ? On imagine la destruction opérée sur la psyché par un châtiment aussi pernicieux. La navette, c’est ça : on ne sait pas d’où pleuvent les coups, on ne sait pas qui les donne, on ne sait pas si l’averse va s’éterniser... un supplice très au point, mon Cher Cahier. 1

Effrayé par la sévère perspective, l’IDCDF se réveille... mon Cher Cahier..., rallume l’écran de l’ordinateur et va chercher la calculette dans la rubrique « accessoires » du programme informatique :

... Mon Cher Cahier Brun, je te confie mes calculs, moi qui suis si peu calculateur :
220 jours de travail annuels
x 7 années de travail
x 1 h 30 de navette quotidienne
= 2310 h passées dans la tà´le électrifiée,
soit l’équivalent de 288,75 journées
de 8 h de travail !

Tous les sept ans, l’IDCDF et ses compagnons de cellule travaillent en quelque sorte une année de plus que le reste de la population active.
Il en est là de ces peu rassurantes multiplications - et d’ailleurs il en est las puisqu’à vrai dire ces comptes ont été tenus plusieurs fois déjà -, quand un bruit stupide s’échappe du PC : midi sonne.
Sans demander son reste, le souffre-douleur s’éclipse en direction de l’ascenceur. Alors qu’il se livre à cette activité somme toute rituelle et sans danger, l’IDCDF est amené à piétiner un petit rectangle de papier abandonné sur la moquette, au bas de la porte du monte-employés. Il se baisse, le saisit et lit :

Maître SOMATHAN
MEDIUM AFRICAIN
Je peux résoudre vos problèmes.

En d’autres circonstances, le mépris aurait envoyé cette publicité ridicule à la première poubelle venue. Cependant, coup d’oeil inquiet à gauche, coup d’oeil méfiant à droite, l’IDCDF tourne les talons et rejoint son bureau maintenant déserté par les autres collègues. Il s’empare du téléphone et forme le numéro du mage africain... A 1’autre bout, une voix répond de suite, trop tard pour raccrocher, la curiosité l’emporte :
- Maître Somathan est actuellement indisponible car il préside un Congrès à l’étranger. Laissez vos coordonnées si vous le désirez.

Après avoir écouté les quelques accords de kora enregistrés sur le répondeur, l’IDCDF prend un risque dont il ne se croyait pas capable :
- Ecoutez... j’ai envie, vraiment... il le faut... quelque chose doit se passer enfin dans ma vie... Ecoutez... voici... ça doit changer... Je vous explique : depuis bientà´t sept ans, je suis envoùté. Qui m’a jeté ce sort ? Pourquoi suis-je obligé de prendre le train matin et soir ? Pouvez-vous m’apporter un début de réponse en m’envoyant un e-mail à l’adresse suivante : indicateur@allo.be ? Ecoutez... je préfère cet anonymat pour l’instant... Mais je pourrais consulter... Merci.

De retour à la maison, il se rue sur son ordinateur domestique. Un message électronique en provenance d’Afrique centrale occupe déjà la boîte aux lettres virtuelle :
« Cher monsieur,
J’ai pu écouter votre appel au départ de mon téléphone portable. Pas facile de trouver un cybercafé dans le coin. Il semblerait que votre problème soit lié à la distance qui sépare votre domicile de votre lieu de travail. Je vous aiderai à retrouver la chance dans les affaires. Et j’ai d’ailleurs déjà la solution, du moins si vous n’êtes pas de la police, à cause de votre bizarre adresse... Laissez un second message sur mon répondeur, j’ai une bonne voiture diesel à vendre.
Maître SOMATHAN »

Alors l’IDCDF se rappelle ce proverbe chinois : « Il ne faut pas confondre la lune trouée avec le doigt crochu qui la montre. »

A SUIVRE DANS LE LIVRE

EDITIONS DU CERISIER

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