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Super critique !
mardi 10 août 2010, par
Un livre dépaysant ...
... qui ne ressemble à personne ne ressemble à rien : l’originalité absolue n’existe pas. C’est pourquoi, plus un livre est original, plus il suscite les comparaisons - les livres banals étant ceux qui n’obéissent qu’à un seul modèle. Pour parler de Des Filles invincibles, que Pascal Samain a publié aux éditions du Cerisier, il est possible d’évoquer aussi bien Les Mille et une Nuits, l’Odyssée, Jacques le fataliste de Diderot, Le Maître et Marguerite de Boulgakov, le théâtre de Beckett, les recherches graphiques sur les polices de caractère de poètes actuels tels qu’Olivier Cadiot, la crudité du roman contemporain, l’engagement social du roman naturaliste ou l’ancrage national d’une certaine littérature belge... Le sous-titre nous indique déjà la pluralité de l’inspiration : il s’agit de « contes berbelges ». Outre le pluriel, on remarquera le mot-valise mariant les mots « belges » et « berbères » et l’opposition, plus discrète, entre le jeu de mots, qui fait songer à une littérature ludique, et l’appellation « contes », qui implique a priori une littérature essentiellement narrative. Le livre est, on l’aura compris, un peu tout cela à la fois. De quoi s’agit-il ? Un écrivain meurt alors qu’il était en train d’écrire un livre intitulé Des Filles invincibles et se retrouve dans son manuscrit sous la forme d’un Djinn condamné à raconter des histoires que personne ne veut écouter, hormis quelques animaux. Le récit des mésaventures du Djinn s’interrompt régulièrement pour présenter en abyme les contes qu’il sème en vain au tour de lui : ces récits encadrés démarrent souvent dans l’Atlas marocain et semblent d’abord se passer à une époque lointaine puis intervient la thématique de l’immigration et les personnages se retrouvent à Bruxelles. Le merveilleux, qui présidait jus que-là au récit, résiste à la peinture prosaà¯que de la misère des déracinés. Les univers s’affrontent et en même temps se mêlent, par exemple lorsque « le Grand Souk Innovation » (où l’un des protagonistes travaille comme gardien de nuit) s’effondre : le grand magasin est peut-être symbole d’oppression et de luxe occidental, mais, dans l’économie du récit, il a également une signification berbère. Il rappelle en effet B’ida, la sorcière de l’Innovation, dont le statut est ambigu puisqu’elle permet d’échapper à la tradition. Il est donc difficile de tirer une morale claire de ces fables pleines d’imagination qui se succèdent rapidement, même si la forme du conte se prête volontiers d’ordinaire à la symbolisation. Pascal Samain est conscient de cet état de fait : l’une des histoires a justement pour sujet la recherche de la vérité, que personne ne parvient à atteindre, ce qui fait dire à l’un des personnages : « La Vérité se nourrit toujours d’elle-même pour apparaître toujours différente. » Ce n’est pas n’importe quel personnage qui s’exprime en ces termes : c’est Fatima, héroà¯ne que le lecteur retrouve d’un conte à l’autre sous différents aspects, et qui finit par rejoindre le Djinn dans le récit encadrant. Après avoir tenu les propos relativistes reproduits ci-dessus, Fatima exprime tout de même une pensée transcendante : « Ta Vérité, je la connais. [...] C’est la goutte de lait qui perlera à mon sein. C’est ton enfant dans mon ventre. » Cette vérité, très physique, devient le leitmotiv de Fatima et se dessine ainsi une opposition entre des personnages masculins indécis, errant à la poursuite de chimères et des personnages féminins aussi décidés qu’entreprenants. Tel est peut-être le thème véritable de ces contes berbelges.
L’écriture est aussi éclatée que la narration. Samain utilise surtout le dialogue sous forme théâtrale (avec mention du nom du personnage avant la réplique), mais il varie volontiers les techniques, recourant par exemple parfois aux vers rimes. Qui plus est, il change souvent de polices de caractère pour souligner son propos, comme dans une bande dessinée (ce qui nous fait une comparaison de plus...). Enfin, des illustrations tirées d’une ancienne édition des Mille et une Nuits s’insèrent au récit presque comme par enchantement. Des Filles invincibles est donc un livre original, riche et habilement construit, un livre dépaysant.
Laurent Demoulin